Quantcast
Channel: Bonnet d'âne
Viewing all articles
Browse latest Browse all 307

La Théorie du camembert

$
0
0

Cet essai est le dernier document que j’ai transmis à mes élèves avant de prendre ma retraite. J’espère que les plus intelligents y auront trouvé de quoi alimenter leurs démarches intellectuelles… C’est en tout cas un exemple typique de la façon dont j’agençais mes cours, entre verve, références littéraires sérieuses et allusions à des genres fort divers, y compris inattendus. La vraie culture vit de cumul. Quant aux relations adultérines entre cul et culture, je laisse chacun. libre d’y rêver.

Jean-Paul Brighelli

Préambule

Votre parti préféré vient de gagner les élections. Vous en voici tout réjoui. À huit heures du soir, moins une poignée de secondes, vous branchez votre téléviseur sur l’une ou l’autre des chaînes qui vous confirmeront votre sens de l’anticipation et l’excellence de votre choix.

Il est 20 heures. Les estimations, sûres déjà à 99%, s’affichent devant votre regard réjoui : un demi-camembert, coloré de portions inégales, bleu sur la droite et rouge à gauche, une petite tranche rose dissimulée dans un coin, une touche verte, peut-être un peu de noir. C’est le symbole de la future Chambre des Députés, qui représente sur l’écran la distribution en sièges de l’Assemblée fraîchement élue. Vos favoris, à l’extrême-centre, occupent un peu plus de la moitié des sièges — mettons 60%. En politique, ce n’est déjà plus une victoire, c’est un triomphe. Par exemple :


Passé le premier hourra, vous vous intéressez tout de même aux tranches, de plus en plus fines au fur et à mesure que l’on descend à droite et à gauche, qui représentent les gains des autres partis, particulièrement ceux qui formeront ce qu’il est convenu d’appeler « l’opposition ». Démocrate comme vous l’êtes, tout en baignant dans le bonheur d’avoir trouvé urne à votre pied, vous vous félicitez de vivre dans un pays qui permet l’expression de toutes les nuances, de toutes les opinions. Vous téléphonez d’ailleurs à tel ou tel de vos amis pour le consoler, la voix pateline et l’air chafouin, d’appartenir à une tendance commune à 3 % de vos concitoyens. À tel autre, vous adressez des félicitations ironiques : n’a-t-il pas bonne mine avec ses 1,4 % ? Vous allez, butinant sur les chaînes, vérifiant, d’un institut de sondage à l’autre, d’un commentateur au suivant, des résultats mieux affinés au fil des heures et des remontées des dépouillements. Amusé de constater que le petit village où vous passez vos vacances a voté très à gauche, en héritier de ces viticulteurs rouges d’autrefois, et que le gros bourg où résident certains de vos proches s’est laissé tenter par les sirènes d’un parti minuscule qui a fait là le score de sa vie. La France est bien connue pour sa diversité de paysages…

Ce n’est pas que vous vous identifiiez complètement au Parti gagnant. Certaines de ses options, sur la légalisation des femmes ou la juste rémunération du cannabis, vous inquièteraient presque. Vous êtes fort aise qu’une opposition cohérente se dégage, qui animera les futurs débats de l’Assemblée de quelques réflexions de bon sens, de quelque provocation bien sentie ou intolérable — mais l’intolérable aussi a son charme et son intérêt, reconnaissez-le. Il n’est pas jusqu’aux imprécations de tel ou tel chef de parti volubile et hargneux que vous n’approuviez parfois, sans trop le dire. Deux doigts de rhétorique éructée, c’est amusant, de temps à autre. L’outrance ne se goûte que dans la rareté.
D’ailleurs, aux élections présidentielles du mois dernier, c’est pour le candidat de ladite opposition que vous avez voté : vous avez autrefois étudié l’histoire romaine, vous approuvez depuis longtemps le partage du pouvoir entre deux têtes, vous éliriez volontiers deux consuls… D’ailleurs vous haïssez les dictatures, qu’elles soient d’un homme ou d’un parti unique, et comme une majorité des Européens, vous pensez que la cohabitation entre droite et gauche, en évitant de concentrer législatif et exécutif entre les mains d’un seul, est une excellente chose, promesse de compromis intelligents, quoiqu’un peu longs parfois à se dessiner. Votre sens de la démocratie est d’ailleurs si aiguisé que vous n’hésitez pas à dire, tout haut, que tel parti pose de bonnes questions (« Jusqu’où peut-on descendre le nombre de carats dans les bijoux de pacotille ? »), que tel autre propose de bonnes réponses (« un peu d’or dans le chocolat en rehausse l’éclat »). Il vous arrive même, parfois, d’approuver des discours extrémistes (« A mort les vélos ! »), et, surtout après la seconde bouteille de gigondas, ou la deuxième canette de Canada Dry, de défendre devant des amis très chers des solutions radicales (« Rétablissons l’empire du porte-jarretelles ! »).
Bref, vous êtes un adepte de la Théorie du Camembert — sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.

Pour une définition de la Théorie du Camembert

Le Camembert électoral qui s’affiche sur l’écran est un symbole. Tout ce que nous vous proposons ici — et le secret du bonheur est là —, c’est d’en faire une métaphore.
Et, d’une métaphore faire un mode de vie.

Reprenons d’un peu plus haut.

Votre femme (il va de soi que les questions de sexe sont ici parfaitement interchangeables, et que ce n’est que pour des raisons de clarté stylistique et de légèreté que je dis : Votre femme, et non : Votre femme ou votre mari), votre femme donc a remporté les élections dans votre cœur et dans votre chambre. Vous lui jurez un éternel amour de trois semaines, vous lui téléphonez à toute heure du jour et parfois de la nuit, vous lui envoyez des foules de SMS d’une sensualité ébouriffée (« Tu as fait les courses ? »), il vous arrive même parfois de penser à elle la nuit (« Demain, tarte aux fraises ou à la rhubarbe ? »), car elle occupe vos veilles et vos rêves. Bien. Partisan comme je le suis d’une morale sévère, je ne peux qu’approuver les fermes résolutions de votre cœur.
Tout comme votre parti préféré occupe la Chambre, votre chère et tendre campe dans vos sentiments — c’est-à-dire qu’elle les occupe majoritairement. Vous pouvez énumérer les beaux défauts qui forcent votre admiration, et les quelques qualités qui s’accordent aux vôtres. Tant qu’à faire, surtout dès que vous la connaissez mieux, vous identifiez très vite les qualités qui vous exaspèrent, et les défauts qui vous enchantent.
Par exemple, tenez.

Votre femme a horreur de l’agneau et des sardines grillées. L’odeur, surtout. Ce n’est pas rédhibitoire, direz-vous : oui, mais c’est crispant, parfois, quand de passage au Mont Saint-Michel on a envie d’un gigot à l’étouffée chez la Mère Poulard, ou de sardines succulentes sur la jetée de Biarritz, et que l’on se promène dans ces sites sublimes, avec l’élue de son cœur, à rester sur son envie — « une mélancolique promenade où ses yeux, à elle, réfléchissent la douceur du ciel, et où votre cœur, à vous, est crispé comme l’enfer », comme dit à peu près Baudelaire… Vous savez bien qu’elle ne vous embrasserait plus, ou alors sans respirer, si vous vous laissiez aller à ces délicates étreintes culinaires. Et tandis que vous explorez le labyrinthe construit sous les pieds de l’Archange, des souvenirs du menu lu au passage, à l’entrée du Mont à gauche, vous allèchent les narines ; et tandis que vous regardez les premiers surfeurs du printemps, des rumeurs de clupéidés vous montent aux oreilles.
Fatalitas ! comme disait Chéri-Bibi.
Vous vous sentez soudain corseté dans l’amour que vous lui portez. Engoncé dans une contrainte brutale. Et quelque part en vous, de manière fugace, pointe la langue bifide de la mauvaise humeur. Confusément, vous lui en voulez de ce qu’elle ne peut vous donner.
Halte-là : appliquez donc à vos désirs culinaires l’esthétique de vos soucis électoraux. Rappelez-vous que votre ami Marcel est un spécialiste de l’ovin en papillotes, qu’il en a partagé avec vous dans des auberges bien famées, de lui seul connues. Ou que votre copine Eléonore raffole des poissons à haut goût : le sacrifice que vous faites à votre belle est déjà moins sanglant, puisque vous savez que dans un avenir proche vous satisferez vos envies.
Oui, mais l’envie, la vraie envie, est brutale, vous entends-je dire. Certes : toutefois la paix de votre ménage ne vaut-elle pas quelque menue concession ? Rappelez-vous d’ailleurs le regard de votre femme, tout illuminée du soleil qui se couchait au loin dans l’océan, tandis que vous remontiez lentement de Saint-Jean-de-Luz à Biarritz, lorsqu’elle vous a dit : « Mon chéri, je sais, je sais, mais tu pourras dès demain manger jusqu’à plus faim des sardines basques avec Eléonore, qui est justement de passage — moi, j’ai du shopping à faire ».
Ça tombe bien, vous avez horreur du shopping. Par chance, son ami Guillaume passe ses vacances à Saint-Jean-de-Luz. Un coup de téléphone, un quart d’heure de route, et ils butineront dans les jolies boutiques toute l’après-midi.
Au moment même où vous dérivez inexorablement vers le pré-salé, l’élue de votre cœur, toujours avide de grandes déclarations et de jolies phrases gourmandes, se désole que vous ne goûtiez pas mieux la suavité de cette promenade à son bras. Peut-être pense-t-elle qu’Albert, qu’elle a fort négligé depuis qu’elle vous connaît, était un expert de « ces jolis riens qui sont tout », comme dit Roxane… Son silence, que vous prenez pour une communion des âmes, n’est que la trace de cette dérive vers l’Autre, ce vieux copain qu’elle appellera tout à l’heure pendant que vous prendrez une longue douche afin de vous refourbir le sentiment.
Elle fera, au téléphone, le plein de sentimentalité, un domaine où vous n’excellez guère. Cela lui permettra de se trouver parfaitement en phase avec vos désirs animaux. Et sur sa lèvre où vous vous leurrerez, vous baiserez les mots qu’elle aura dits à l’Autre.
Comme dit à peu près Cyrano.

Cet ouvrage moral ne peut en aucune manière être suspect de sexisme. Il est des hommes fous de shopping, et des femmes qui se damneraient pour des sardines. Chacune de ces perversions, les sardines en particulier, est en soi parfaitement estimable. De même, je ne voudrais pas être taxé de conformisme en attribuant le sentiment aux dames et l’agneau au messieurs. Il arrive d’ailleurs que les deux soient compatibles et se rencontrent chez le même individu d’élite — mais c’est rare. Le couple est fait de ces multiples mutilations où nous abandonnons une part de nos rêves sur l’autel des réalités grises, des demi-mesures et des concessions.
De nos rêves culinaires et cuculinaires.

Position du problème

Entendez ici l’apologie du « en même temps » !
La Théorie du Camembert, c’est la possibilité de gérer, dans des plans successifs, juxtaposés mais ne coïncidant pas, surtout pas, des désirs par définition incompatibles, de façon à ce que la satisfaction desdits désirs vous apporte la paix de l’âme, au lieu de frustrations secondaires mais répétées. En dévorant des sardines plus vite encore qu’elles ne grillent, vous n’ôtez rien à votre femme. En cédant à sa manie du shopping, activité épuisante pour tout individu qui n’est pas sportif de haut niveau, elle ne vous enlève rien. D’ailleurs, une fois vos poissons avalés, vous vous rincez soigneusement les dents. Et elle, parmi tous les paquets multicolores qu’elle ramène à la maison, en a certainement un ou deux pour vous.
La vraie paix des ménages repose sur ces dissociations d’emplois du temps.
Non seulement la paix, mais le bonheur. Car enfin, qui profitera, in fine, de votre extrême contentement culinaire, si ce n’est votre épouse ? Qui bénéficiera de son épuisement ravi, en bout de courses, sinon vous ?
Bref, c’est dans son intérêt (et dans le vôtre aussi, ne nous faisons pas meilleurs que nous sommes) que vous l’avez délaissée deux heures. Vous lui reviendrez plus enthousiaste, plus charmé de votre escapade alimentaire, tout prêt à lui expliquer les mystères du tourne-broche…
Tromper, ce n’est pas manger les sardines dont elle a horreur. Ce serait se délecter en suisse d’un plat qui fait ses délices.
La salade de lentilles aux lardons par exemple… Avec des échalotes.

Autre exemple de distorsion minuscule : votre femme aime les comédies musicales, vous avez le genre tout entier en horreur. Elle se rêve dansant avec Fred Astaire, virevoltant dans les bras de Gene Kelly, roucoulant sous l’œil noir de George Chakiris — toutes guimauves qui vous font frémir. Vous, c’est le western, et elle déteste ça. Par chance, votre copine Eva gémit pour Grégory Peck dans Duel au soleil, vibre pour Robert Mitchum dans El Dorado, rêve d’Ernest Borgnine dans la Horde sauvage.
Laissant votre épouse plantée devant la 253ème rediffusion de Chantons sous la pluie, vous avez invité Eva à la rétrospective Klaus Kinski, et vous vous délectez tous deux, dans une salle d’Art et d’Essai parfaitement déserte de la performance de l’acteur allemand dans le Grand silence, le seul western que tourna jamais Jean-Louis Trintignant, et le seul film où il est absolument parfait, puisqu’il n’y prononce pas un mot.
Les chasseurs de prime vont faire le ménage. Tout à l’action, vous serrez convulsivement la main d’Eva, ignorant, dans votre délire cinéphilique, s’il s’agit d’une main ou d’un colt. Elle-même se laisse aller à des rêveries pleines de coups de feu. Vous sortez de la salle ragaillardis l’un et l’autre, et partez partager une pizza violemment arrosée d’huile pimentée : ai-je précisé que votre femme a également des réticences intestinales sur les petits piments mexicains dont vous raffolez ?
Vous sortez de la salle et du restaurant ému et rasséréné. Qui en profite ? Votre épouse bien sûr ! C’est dans son intérêt que vous l’avez abandonnée le temps d’une pellicule. Et c’est dans le vôtre qu’elle s’est laissée aller aux bras de Gene Kelly (ou de Debbie Reynolds, et là, vous ne pouviez en aucune manière la satisfaire : autant la laisser explorer son propre Camembert).
Avec Josée, plus tard, un autre jour, peut-être irez-vous voir l’un de ces films d’horreur qui firent les beaux jours de la Hammer, dans les années 60 — l’Abominable docteur Phibes ou Théâtre de sang, deux nanars délectables de l’inépuisable Vincent Price… Votre épouse étant peu sensible aux épanchements d’hémoglobine (elle sanglote, à la même heure, devant la 345ème rediffusion de Funny face), vous ne lui enlevez rien, lorsque vous laissez Josée saisir votre avant-bras musclé, dans l’horreur d’une scène particulièrement saignante qui lui arrache de petits cris incontrôlés.

Le Camembert généralisé

De même vous n’ôtez rien à votre chère et tendre lorsqu’au sortir du film, vous consacrez à la jolie Josée une heure ou deux — car justement, elle aime particulièrement telle ou telle fantaisie que votre femme tolère mal… Comme plus haut après les sardines grillées, vous avez eu la délicatesse de prendre une bonne douche, afin de ne pas ramener à la maison quelques effluves malencontreux coincés dans votre moustache.
Est-ce tromper ? Non, c’est veiller à la bonne harmonie du couple. Si, sous prétexte d’une fausse fidélité, vous laissez en friche vos désirs les plus minuscules, les plus instantanés, c’est votre couple qui en pâtira. Insensiblement, vous en voudrez à madame de ce vide laissé sur votre droite, cette censure des désirs, ce sacrifice inutile que vous faites à une « fidélité » de mauvais aloi. La nature a horreur du vide. Le bonheur aussi.

La théorie du Camembert découpe en tranches fines, et parfois même imperceptibles, l’ensemble de vos désirs. Elle vous suggère de vous passer vos envies en temps réel, sans les laisser s’enkyster en vous. Vous en jouirez, elle en profitera : tout le monde est gagnant.
De fil en aiguille, et en étant à l’écoute de ses goûts, de ses désirs, de ses appétits, de ses envies, et autres pulsions hautement recommandables, on arrive assez vite à un camembert de ce type :


Bien sûr, à la même heure ou un peu plus tard, Albertine est allée, dans une obscure salle du Quartier Latin, voir une copie neuve de la Belle de Moscou — elle y est justement allée avec Daniel ou Jean, ou Marion, qui raffolent comme elle de ces sucreries rythmées. Bercée par les subtilités de Cyd Charisse, elle se laisse aller dans les bras de Marion ou de Jean pour un intermède que vous seriez bien en peine de réaliser vous-même, peu vous importe — et d’abord parce que vous n’en savez rien.
La fidélité n’est-elle pas avant tout silence et ignorance ? Don’t ask, don’t say : c’était la devise de l’administration américaine à propos de l’homosexualité, avant que la mode du coming out ne fasse des ravages — particulièrement chez les homosexuels sommés d’avouer urbi et orbi ce qu’ils n’avaient au fond aucune envie de dire. Dont’ ask, don’t say : tout alanguie à la sortie des bras de l’une ou de l’autre, elle vous retrouve le soir même, infiniment satisfaite d’avoir un mari si intelligent. Et peut-être même vous fera-t-elle profiter de sa bonne humeur. Vous la trouverez merveilleusement disposée, vous penserez en être la seule cause, vous en ressentirez une satisfaction plus intense : que vous faut-il de plus ? La vie à deux repose sur une multitude de petits mensonges qui permettent de se retrouver sans ennui — et pour longtemps. Le Camembert est gage de durée. Avec le Camembert, l’industrie du divorce a de mauvais jours devant elle !
Car le Camembert est avant tout politesse et civilisation bien comprise : si vous imposez à l’une ce qui ne lui plaît pas, qu’il s’agisse de quinoa, d’entrechats ou de sodomie, par ordre décroissant de vices, ne vous étonnez pas qu’au bout d’un certain nombre d’impolitesses minuscules, votre passion prenne l’eau. Du coup, élections générales, changement de gouvernement, instabilité, tensions, coups bas, rupture des alliances, voyages impromptus à Colombey ou au Palais de Justice — l’horreur.
À vous de gérer dans le temps et l’espace la satisfaction de vos désirs, en vous débrouillant pour établir des barrières étanches : si votre épouse est végétarienne, quel besoin de lui imposer l’idée que vous vous êtes délecté d’une côte à l’os pour deux personnes — avec Catherine, justement, une carnassière de première ?
Tromper, c’est mettre quelqu’un d’autre sur la même tranche, exactement, que celle qui est déjà occupée par la dame de vos pensées. C’est déloyal, et, féru comme je suis d’une vertu intransigeante, je réprouve un comportement aussi vicieusement velléitaire. La mère de l’auteur, qui lui a toujours recommandé la morale la plus étroite, n’aimerait pas qu’il prêchât ici la débauche effrénée qui fait les fausses délices de certains. Si vous vivez avec une végétarienne, la tromper avec un végan est un crime dont vous sortirez honteux. La quitter deux heures pour une entrecôte d’angus ou de salers tirée d’une vache deux fois mère, une viande persillée, juteuse, à couper à la fourchette, admirablement maturée dans un mûrissoir adéquat pendant quatre semaines, est un intermède adultère dont vous émergerez glorieux, ad majorem uxoris gloriam.
Car c’est dans l’intérêt de votre moitié que vous l’avez abandonnée le temps d’un petit plaisir. Pour son plus grand bonheur.
Les petites joies adultères font les longues félicités conjugales.

Nous avons à cœur d’encourager l’amour conjugal dans la durée, en absolvant les amours adultères, qui ne sont au fond que les pierres de touche de la conjugalité, et non des accrocs au contrat, comme le croient les imbéciles. Il faut beaucoup tromper pour rester fidèle.

Dans un film déjà ancien et dispensable intitulé Attention, une femme peut en cacher une autre, Miou-Miou vit en bigamie totale et inavouée avec deux compagnons, Roger Hanin à Paris, Eddy Mitchell à Trouville. Deux hommes auxquels elle procure en fait exactement le même arrière train-train. C’est une comédie faite de quiproquos, qui n’est pas ce que la plume de Jean-Loup Labadie a enfanté de plus fin, mais c’est surtout, à mes yeux, l’un des plus grands monuments d’immoralité jamais projeté dans une salle obscure, une œuvre qui aurait dû être interdite si la censure faisait son travail — et non Une chatte sur un doigt brûlant ni Eden Eden Eden. Cette apologie de la duplicité et du mensonge est insupportable, et en rien risible. J’aurais compris que l’héroïne collectionnât les aventures, qu’elle les réalisât ou non (et c’est ce qui fait tout l’intérêt d’Un éléphant ça trompe énormément, où Jean Rochefort combine son épouse, Danièle Delorme, sympathique et falote, avec une maîtresse de luxe vêtue de rouge, Anny Duperey). Je ne peux accepter qu’elle duplique parfaitement une conjugalité deux fois sans surprise. « Mon mari ne m’a jamais fait ça » doit être le refrain de la passade. Sinon, à quoi bon manger au restaurant ce que vous cuisinez chaque jour ?
Mais il en est tant pour qui l’adultère, comme dit Philip Roth, n’est que « le recrutement d’une nouvelle épouse » (la Bête qui meurt, 2001). Quelle horreur… Duplicité infâme, besoin de se rassurer au cœur même du mensonge, exploitation de l’homme par la femme, et réciproquement…
Non, l’adultère doit être embarquement pour Cythère, exploration de continents nouveaux, envie d’Orient ou d’îles sous le vent — ma Désirade…
Notez que la constance peut très bien être, pour un temps, l’exploration des limites. Je comprends fort bien qu’un libertin (voir Maurice Ronet dans Raphaël ou le débauché) abandonne sa vie de frivolités lubriques, répétitives et moroses pour l’expérience inédite de la vertu et de la fidélité, qui dans le film de Michel Deville se trouve avoir les yeux de Françoise Fabian. C’est le nœud central des Liaisons dangereuses, quand on y songe, où Valmont, collectionneur émérite, s’attache mortellement à une femme unique, la Présidente de Tourvel.
Elvire et Don Juan, époux pot-au-feu et femmes volages cherchent confusément ce qui complètera leur quête du bonheur, les uns dans le frisson joyeux de l’adultère, les autres dans le charme pervers de la fidélité. Ulysse ou Pénélope. « Ô balances sentimentales », dit le poète.
Rappelez-vous quand vous jouiez à la marchande avec votre petit(e) cousin(e) : après avoir chargé un plateau de produits divers, il vous fallait contrebalancer en rééquilibrant l’autre plateau. Quand vous y pensez, l’époux ou l’épouse du premier plateau pèse d’un tel poids dans vos sentiments qu’il faut plusieurs amants ou maîtresses de l’autre côté pour continuer à balancer. Sinon, déséquilibre, chute brutale, stabilisation et immobilité — la mort bientôt.
Le Camembert, c’est le tango perpétuel.
Et comme le précise Jacques A. Bertrand (in Tristesse de la Balance), c’est ce qui fait que les natifs de la Balance, comme l’auteur de ces lignes, sont les meilleurs danseurs. Toujours à la recherche d’un autre partenaire qui équilibrera les plateaux.
Ce n’est pas ma faute.

Tranches fines

Aux désirs habituels, qui tiennent du goût et de votre culture personnelle, s’ajoutent bien entendu les désirs brutaux, les envies folles qui vous traversent l’esprit. L’éclat d’un œil qui vous a jeté un regard au passage, la façon particulière dont telle autre arpente le boulevard, le parfum d’une troisième. Rien de sentimental dans ces sensations, et si vous vous les passez (ne parle-t-on pas justement de « passades » ?), votre chère et tendre n’en subira aucun préjudice.
À la même heure, l’autre couche elle-même en même temps avec Paul et Virginie, ou Pierre et Jean, et quelques autres peut-être encore. Elle en retire des sensations que vous seriez bien en peine de lui procurer, entaché de solitude et d’exclusivité que vous êtes…
Soyons sérieux. Il ne vous est jamais arrivé, lorsque vous étreignez Madame, d’imaginer ce que serait pour elle une intromission simultanée ? Eh bien, soyez sûr qu’elle y pense elle-même. Comme l’a dit un romancier célèbre, « il y a place pour deux ».
Pour trois. Pour dix. Pour cent. Dans À bout de souffle, une journaliste interviewe un auteur supposé grand (magnifiquement interprété par Jean-Pierre Melville). À la question « combien d’hommes une femme peut-elle aimer dans sa vie ? », l’homme de lettres feint de réfléchir, et compte sur ses doigts — une, deux, cinq, dix — avant d’envoyer au visage de l’interviewer des poignées de doigts, des liaisons par dizaines, des amantes par milliers. Et d’ajouter : « Plus que ça ».
Bien sûr ! Et comme dit le poète (un autre),
« Les pauvres bougres convaincus
Du contraire sont des cocus… »
Car il n’y a d’infidélité que sur le même segment. Vous n’allez quand même pas reprocher à votre partenaire végétarien d’aimer le steak de soja plutôt que la saucisse d’Auvergne ?

Historique du Camembert : l’argument cuculturel

« Goethe ? Il lui fallait cinq maîtresses sans qu’il en préférât aucune, afin de posséder en même temps toute la gamme des tendresses humaines, toutes les sortes d’inspiration nécessaires à son talent.
« Il garnissait toujours le fond de son cœur d’une passion purement idéale pour une grande dame inaccessible, quelque chose d’élevé, de pur, occupant son cerveau d’artiste.
« Il avait en même temps une liaison avec quelque femme du monde, intelligente et belle. Amour de l’âme et des sens, délicat et distingué, mélange de tendresse, de poésie et d’étreintes.
« Il entretenait une fille, chair docile à sa fantaisie ; instrument servile de plaisir et de repos ; table toujours mise, bras toujours ouverts.
« Mais il ne méprisait pas la bonne, la servante d’auberge aux bras bleus, aux mains rouges, aux cheveux gras, au linge dur et suspect. Car il faut aussi satisfaire les instincts grossiers.
« Et il courait le soir dans les ruelles, après les marchandes de spasmes. »
Maupassant, « L’Amour des poètes », Gil Blas, 22 mai 1883.

L’auteur de Bel-Ami s’appliquait à lui-même la bonne médecine de l’auteur du Faust et des Affinités électives — partagé entre de belles dames de la bonne société, des maîtresses incendiaires comme Gisèle d’Estoc, des rencontres de hasard telles qu’il les décrit par exemple dans les Tombales (où un Je qui lui ressemble fort ramasse une dame en deuil sanglotant sur la dalle mortuaire de son cher et tendre — du moins le prétend-elle), sans compter un nombre infini de prostituées de tous étages qui lui refilèrent sans doute le principe de la maladie infectieuse à dérives nerveuses qui le tua finalement.
Analysons un instant cette vie de Goethe selon Maupassant. Il y en a pour tous les stades du désir, étant entendu qu’aucun n’est en soi supérieur à l’autre. Un poète (mais tout aussi bien de nos jours un musicien, un publicitaire, un homme politique — voire un enseignant ou un chef d’entreprise) a besoin d’une Muse : avec elle, l’amour est confiné dans un Idéal quasi platonicien, et reste platonique.
Mais le désir a aussi un aspect social : on ne déteste pas s’afficher au bras d’une créature voluptueuse et peut-être spectaculaire, de l’un ou l’autre sexe. D’où la nécessité de la maîtresse connue, appartenant au monde que l’on fréquente, afin de donner à jaser — et de prendre avec elle le temps d’un déshabillage savant, des gants que l’on roule du coude vers le bout des doigts, du fourreau de soie ôté comme une peau de lapin. Puis « s’écorcher les lèvres à ses diamants », comme dit un autre poète. Toutes choses que l’on n’a pas avec une aventure de hasard au sortir d’une boîte avec une gourgandine vêtue d’une pelure minimaliste qui la déshabille déjà.
L’idée simultanée d’avoir à disposition (pas forcément chez soi, mais ce n’est pas exclu : voyez Bocuse, officiellement bigame) quelqu’un qui vous attend avec tendresse et docilité n’est pas désagréable. On en tire des accords différents, une musique plus classique, une volupté connue, des qualités reconnues, sans suspense, et la certitude d’arriver toujours à bon port. Ce n’est pas rien. Et c’est fort différent des rencontres aléatoires, délicieusement incertaines.
Nous avons moins qu’autrefois de bonnes dociles et de servantes d’auberge disponibles. Mais combien de liaisons de hasard, dans les trains ou dans les avions, dans la rue parfois, deux heures de bonheur glanées çà et là, d’autant plus heureuses qu’on les sait limitées dans le temps et l’espace…
Car le lieu aussi compte dans le Camembert. Etre chez soi, dans la moiteur familière de son lit, c’est une chose. Etre ailleurs, dans le lit d’une autre, chaud encore peut-être de l’odeur de son partenaire d’élection, c’est un plaisir différent. Sans compter les voitures, les escaliers, les chapelles provençales ou les cimetières parisiens…
Ou les châteaux cathares visités en décembre…
Enfin, il n’y a pas de raison de mépriser les professionnelles de l’amour, dont on tire des sensations particulières, à en croire des hommes qui les pratiquaient fort. Il y a un certain « usage » des prostituées, disait Roger Vailland — ajoutant : « Je préfère les hommes qui couchent avec les putains sans faire de phrases, aux puritains qui les font enfermer sous prétexte de les relever ». Que vous pratiquiez ou non les professionnelles de l’amour, que vous les rebaptisiez « demi-mondaines » en 1900 ou « escort » en 2018, si votre hypocrisie s’offusque du mot « putain », elles offrent en tout cas un type de service que la femme du monde ni l’étudiante à peine émergée de l’adolescence ne proposent pas forcément (quoique…). Nombre d’hommes mariés s’offrent des extras tarifés, nombre d’épouses délaissées se paient un gigolo impécunieux : voir Cliente de Josiane Balasko, où la riche Nathalie Baye s’offrait Eric Caravaca, qui réglait ainsi les factures de son épouse Isabelle Carré. Ils vont voir ailleurs, dit le peuple, parce qu’ils ne trouvent pas chez eux ce qu’ils désirent. Ou plutôt, pas tout ce qu’ils désirent. Et qui le pourrait ?
Les temps étant ce qu’ils sont, il y a d’ailleurs les occasions où vous sortez couvert, et celles où vous plongez en confiance. Ce ne sont pas les mêmes créatures, ce ne sont pas les mêmes sensations.
Et la sensation est tout. Vous avez l’habitude des formes de votre partenaire habituel(le). De ses préférences. De ses dégoûts éventuels — et avez-vous le droit d’oser quelque vilain chantage pour lui imposer des désirs qui ne sont pas les siens ? Il y a tant de créatures, de tous les formats et de toutes les couleurs, pour satisfaire tous vos appétits… La conjugalité est un menu à prix fixe et à carte courte. Offrez-vous de temps en temps un peu de luxe culinaire… Un dessert d’exception… Une part de tarte plus large que d’habitude…
Vous n’hésiteriez pas à le faire dans un restaurant. Pourquoi vous en priver dans les autres ordres de sensations ?

Il y a dans le Spartacus de Stanley Kubrick (1960) une scène fort célèbre que metteur en scène et scénariste (Dalton Trumbo, à qui le maccarthysme a fait bien des misères, et qui a dû trouver drôle de faire un pied-de-nez aux institutions américaines) ont glissé là au nez et à la barbe des censeurs — le fameux Code Hays sévissait encore à plein aux Etats-Unis. Crassus — Lawrence Olivier, au mieux de sa forme — est au bain, et se fait éponger en détail par son esclave grec Antoninus (Tony Curtis, beau jusqu’à l’ambiguïté).
Le maître lance alors à son esclave immergé avec lui dans le bassin :
– Tu manges des huîtres ?
– Quand j’en ai, Maître, répond l’éphèbe.
– Et les escargots, tu en manges ?
– Non, Maître, répond Antoninus, qui a parfaitement compris où veut en venir Crassus, et continue à le fourbir avec délicatesse.
– Considères-tu que la consommation d’huîtres est morale, et que la consommation d’escargots ne l’est pas ?
– Non, Maître…
– Bien sûr, dit Crassus. C’est juste une question de goût, n’est-ce pas ?
– Oui, Maître…
– Le goût n’est pas la même chose que l’appétit, et donc il n’a rien à voir avec la morale… Hmm… ?
– On peut argumenter en ce sens, Maître, dit prudemment Antoninus tout en continuant à laver consciencieusement le dos de Crassus.
– Ça ira comme ça. Donne-moi ma robe…
Il se lève, nu, et se vêt. Et ajoute :
– Mon goût à moi inclut les huîtres et les escargots…

Celles et ceux qu’une telle scène (analysée en détail dans le très beau documentaire de Rob Epstein et Jeffrey Friedman sur l’homosexualité dans le cinéma américain, The Celluloid Closet) choquerait, ceux qui sont exclusivement huîtres ou escargots, doivent se souvenir que la nature est diverse, les goûts pareillement, et que s’ils ou elles sont huîtres, ils et elles ne sauraient satisfaire entièrement quelqu’un qui ne déteste pas aussi les escargots. Crassus est marié, et il a acheté le bel éphèbe grec (les Grecs, hein, on sait ce que ça signifie…) pour ajouter une tranche à son Camembert — si l’on veut bien me passer un tel anachronisme.

Eclectisme, mon beau pays

Sur ce petit film, Umberto Eco offre à son visiteur une visite de sa bibliothèque — ou plutôt, de son appartement-bibliothèque. « 50 000 volumes », dit l’auteur du Nom de la rose. Et il sait où est chaque titre : il erre au gré de ses besoins ou de ses envies parmi ces rayonnages innombrables. Un simple mortel a réussi, chez lui, le rêve borgésien raconté dans « la Bibliothèque de Babel » : « El universo, que otros llaman la Biblioteca… »
Imaginez un Camembert à 50 000 tranches… Un Camembert qui vous permettrait de vous approprier l’univers…
C’est ce que raconte Marcel Aymé dans cette très jolie nouvelle assez peu étudiée dans les classes de collège et intitulé « les Sabines ». Une épouse douée d’ubiquité (et qui a commencé à utiliser son don pour faire le ménage dans plusieurs pièces à la fois, une belle métaphore de l’aliénation) prend un amant, puis un autre, et finalement un peu plus de 50 000, répartis tout autour de la planète. À chaque fois que l’un ou l’autre de ses clones jouit, l’épouse d’origine prend une expression extatique qui fait dire à son mari admiratif qu’elle « parle avec les anges ». Le décalage horaire étant ce qu’il est, elle finit par parler aux anges en permanence. Belle métaphore du bonheur absolu.

Sauf peut-être chez quelques universitaires encroûtés dans leur spécialité (le point-virgule chez Beauvoir ou la didascalie chez Beckett), toute bibliothèque bien tenue est diverse et disparate. On peut aimer Mallarmé et Dumas, Flaubert et Shakespeare, Aristophane et Paasilinna. Parmi tant d’autres.
Pourquoi dénier aux sensations ce dont l’esprit s’accommode fort bien ? Selon les jours, j’ouvre une page du Vicomte de Bragelonne, ou je relis l’un des essais de Montaigne. J’enrichis d’ailleurs sans cesse cette bibliothèque : on rencontre chaque jour de beaux livres que l’on n’a pas lus, on tâche de se tenir au courant de ce qui sort, on apprend avec l’âge à distinguer les sous-produits — Edouard Louis, Christine Angot ou Virginie Despentes (fatales) — et les grands écrivains, Echenoz par exemple. On est séduit par la lecture rapide, en librairie, d’une Quatrième de couverture bien troussée, on parcourt les premières pages, on l’achète pour mieux voir. Parfois on est déçu, mais souvent enchanté.
La créature qui marche devant moi dans la rue a elle aussi une belle Quatrième de couverture. Chatoyante. Animée. Spirituelle. Pourquoi ne l’essaierais-je pas, si tant est que je sois moi-même son type de roman ?

Italo Calvino a remarqué, il y a longtemps (c’est dans Si par une nuit d’hiver un voyageur), que la lecture et l’amour procèdent d’une même esthétique — même si leurs procédés sont légèrement différents. « À la différence de la lecture des pages écrites, la lecture que les amants font de leurs corps (de ce concentré d’esprit et de corps dont les amants font usage pour aller au lit ensemble) n’est pas linéaire. Elle commence à un endroit quelconque, saute, se répète, revient en arrière, insiste, se ramifie en messages simultanés et divergents, converge de nouveau, affronte des moments d’ennui, tourne la page, retrouve le fil, se perd. »
À chaque aventure nouvelle, un nouveau mode de lecture. Une découverte. Nous sommes des îles désertes où l’amour robinsonne. Au nom de quel principe factice voudriez-vous toujours rester sur le continent ? Il faut s’aventurer — sans préméditation, l’aventure préméditée (par exemple le soir où vous décidez de « sortir en boîte », selon l’expression consacre) est toujours d’une pauvreté insigne. Il faut « se balader sur l’avenue le cœur ouvert à l’inconnu… » comme dit l’autre. Ou, comme l’explique fort bien Dom Juan :
« La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. »
Le Principe du Camembert est un donjuanisme généralisé. Non pas la boulimie du Casanova de sous-préfecture (celui-là sort en boîte et fait de l’abattage), mais la délicate attention portée à sa nature profonde, et l’extrême politesse que nous témoignons à l’Autre lorsque nous nous laissons aller à sa « douce violence ». Souvent femme varie — et l’homme aussi.
Le XVIIe siècle, particulièrement dans sa période baroque, a élevé des temples à l’Inconstance. C’est que la constance, cet ancrage permanent d’un bateau qui a renoncé à être ivre, est une mutilation. Pour être constamment entiers, éparpillez-vous. Façon puzzle.

L’Ennui naquit un jour…

« Je ne sais quelle conjuration de cagots et de vieilles filles a pu réussir, en deux siècles, à discréditer le mot plaisir. C’est un des mots les plus doux et les plus nobles de la langue. Je ne suis pas croyant mais si je l’étais, je crois que je communierais avec plaisir. Le mal et le bien, aux origines, cela a dû être ce qui faisait plaisir ou non — tut bonnement. Toute la morale de ces cafards repose précisément sur ce petit mot fragile et léger qu’ils abhorrent. Pourquoi l’amour ne serait-il pas ce qui fait plaisir au cœur ? On a bien le temps de souffrir par la suite… »
Ainsi parle le Comte dans la Répétition (c’est au tout début du deuxième acte de la comédie brillamment noire d’Anouilh). Evidemment, une fois ces « deux siècle » de tartufferie bourgeoise éliminés, nous voici de retour dans ce fabuleux XVIIIème siècle où la morale commençait à s’échapper du cadre contraint que lui avait imposé, depuis 1700 ans, le christianisme. « Fais ce que voudras », disait Rabelais déjà au XVIe siècle. « Fais ce que tu dois », dit Kant — mais il s’agit d’un sentiment interne du devoir qui a moins de rapport avec des règles imposées qu’avec une contrainte librement assumée.
Analysons donc ce petit mot qui a fait tant de dégâts dans les consciences — adultère. De quoi gâcher le bonheur — encore que dans certains cas l’adultère ajoute du plaisir, et qui a connu l’exquise sensation du remords dans l’exercice du péché y retournera forcément, tant la sensation est forte et délicate. Voir ce qu’en pense Emma Bovary :

« Elle se répétait : « J’ai un amant ! un amant ! » se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.
« Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié. »

Hier, Rodolphe. Demain, Léon. Et Charles, ce pauvre Charles, en filigrane. Ne pas penser que Flaubert s’acharne sur le mari cocu : la fin de Charles, qui meurt d’amour après la disparition d’Emma, est d’une tendresse significative. Emma était la femme de tous ses hommes. Il a fallu une singulière coalition d’intérêts étroits et de pruderie concentrée pour qu’elle succombe aux haines de son temps. Oh, Emma, Emma !

Tromper, verbe transitif, premier groupe

Qu’est-ce que tromper ? Les exemples des fables et des fabliaux, qui présentent le Renard comme le trompeur émérite en chef, ont malheureusement déteint sur notre conscience moderne. Elles ne sont, à bien considérer le mot, qu’un avatar de la conscience religieuse. Que Renart soit roux est, dans un temps où l’on croyait au diable, le gage de sa duplicité. Le Serpent, dit la Bible, trompa Eve en la cajolant. Langue bifide, vilain menteur.
Mais si nous sortons de ce schéma biblique, quelle est la réalité ? Tromper, c’est épargner l’autre. C’est une preuve d’amour majuscule. Un gage d’éternité. Tromper, c’est ne pas vouloir faire de la peine. Et pourquoi ne pas faire de peine, si nous n’aimons pas celle ou celui que nous trompons ? La haine dit la vérité. « Mon cher, je t’ai trompé » — ainsi parle la méchanceté qui n’aime plus.
Mais les ruses, les hôtels ou les restaurants payés en liquide, les portables miraculeusement déchargés, les séminaires impromptus et les exigences patronales débordant sur le week-end, les embouteillages miraculeux qui expliquent si bien les retours au bercail nocturnes, le piéton renversé que vous avez amené à l’hosto, le sanglier passant sur la voie qui vous a fait rater la correspondance, mince, et il n’y a plus de train avant demain matin, tout cela appartient à la politesse de ceux qui aiment et ne veulent pas heurter l’élu(e).
Sachez-le, Messieurs-Dames : être trompé(e) et ne pas le savoir est le gage que vous êtes toujours aimé(e). Inutile de faire les poches, de fouiller les relevés bancaires, d’attendre dans le noir, en affûtant sa navaja, le retour du vagabond qui rentre furtivement, ses chaussures à la main. Dormez du sommeil le plus profond, l’être aimé sera là demain, et bien plus amoureux que la veille. Combien d’hommes et de femmes font l’amour avec leur conjoint(e) le soir même d’un adultère magnifique ? Non pour donner le change, contrairement à ce que vous croyez, mais par excès d’amour : déguster des sushis à midi n’a jamais empêché d’apprécier la choucroute vespérale — et vice versa. Au contraire. Comme dit la Comtesse dans l’Heureux stratagème, une pièce de Marivaux qu’il faudrait remettre au goût du jour :
« Eh bien ! Infidèle, soit, puisque tu veux que je le sois ; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-là ? Infidèle ! Ne dirait-on pas que ce soit une grande injure ? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu’on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien. »
La subsistance de la vieille moralité biblique tue le bonheur dont aucune religion monothéiste ne s’accommode, puisque selon elles il n’est pas de ce monde. Bien qu’elle soit toujours inscrite dans l’article 212 du code civil, les maires ne parlent plus guère, lors des mariages, de fidélité, surtout depuis (1975) que l’adultère n’est plus un motif automatique de divorce — l’une des plus sages résolutions de la Justice. Pour être retenu comme cause de divorce, il faut qu’il soit « grave et renouvelé », « imputable au seul conjoint » (il ne peut donc être retenu en cas d’adultère croisé), et qu’il rende « intolérable le maintien de la vie commune ».
Tout n’étant pas rose sous le ciel judiciaire, il arrive plus fréquemment qu’on ne le souhaiterait que la Justice en revienne ou en reste à la vielle malédiction chrétienne. En 1986 la Cour d’Appel de Paris a retenu comme motif légitime de divorce les liens purement platoniques (mais, pour le juge, ambigus) d’une femme avec son directeur de conscience… La religion chrétienne attrapée par la queue !
Passéisme moral effrayant. Amis progressistes de tous les sexes, adultérez en conscience et de bonne foi afin de changer la loi — tout comme certaines ont affiché leurs avortements anciens, réels ou prétendus, afin de peser sur le législateur. Adultère, grande cause nationale, tel doit être le leitmotiv des vrais partisans de la Théorie du Camembert !

La fidélité en tant que contrainte sociale fut instaurée en des temps où la durée de vie d’un couple n’avait rien à voir avec ce qu’elle est aujourd’hui. Mais on sait que pour les croyants, hier, c’est aujourd’hui et demain, et que la loi de Dieu est « incréée » — ah, les imbéciles !
Quels sont les faits ? Au XVIIe siècle, un mariage durait en moyenne 7 ans : au bout de ce délai, l’un des deux époux avait disparu. Soit la femme, morte en couches, soit le mari, succombant naturellement à la différence d’âge. Sans compter les épidémies, les famines, les guerres et les duels. On pouvait alors ne pas penser urgente la constitution légale du divorce, et même condamner l’adultère, dans la mesure où la reproduction et la transmission de l’héritage étaient strictement subordonnées à la monogamie et à la fidélité de l’épouse. Loi barbare en soi, mais que les circonstances à la rigueur expliquaient. Et 7 ans, cela donne le temps d’espérer — que l’autre meure, en particulier. Calculez la durée du mariage de Mlle de Nevers et du Prince de Clèves. Juste le temps de voir apparaître le tiers inclus, si je puis dire — le duc de Nemours. Un an peut-être.

Quand la Révolution française, en 1792, institua le divorce (avant que Napoléon, pour les raisons natalistes et guerrières que nous connaissons, ne revienne en 1804 sur cette avancée fondamentale, tout en gardant le « consentement mutuel », qui lui était indispensable pour se séparer de Joséphine), un couple durait plus de 20 ans, tant la mortalité avait déjà reculé. La loi Bonald, en 1816, supprima toute possibilité : c’est à cela que l’on reconnaît les régimes destinés à mourir. Ils ne ménagent aucune respiration, aucune soupape. Les derniers Bourbons ne firent pas long feu. La Révolution de Juillet 1830 est peut-être sortie tout autant de ces limitations idiotes que des lois scélérates sur la Presse.
Quand la Troisième République consentit enfin en 1884 à ce que la loi reconnaisse les séparations entre époux, un couple durait en moyenne 35 ans : en cas d’erreur initiale, cela constituait une sanction effroyable. 35 ans de prison conjugale ! Les malheureux mariés agrémentaient donc largement leur pénitence d’en-cas physico-sentimentaux. Les hommes particulièrement : les lois du Code Napoléon sur l’adultère condamnaient en effet l’épouse infidèle à une lourde peine de prison, quel que soit le cas de figure, et le mari volage à une petite amende, et encore à condition qu’il ait commis l’adultère sous le toit conjugal. Souci de la transmission patrimoniale, des filiations sûres et des héritages bien compris. Disparité insupportable, qui disparut peu à peu des jugements, et de la loi de 1975.
L’adultère s’en portait-il plus mal ? Au XVIIIe, dans la bonne société, Monsieur et Madame avaient chacun leur étage dans l’hôtel particulier, et étaient libres de recevoir qui ils désiraient. C’est à peine si certains maris prenaient la peine de visiter leur femme une fois par mois, « pour éviter les commérages » en cas de grossesse visible. Le plaisir était la grande règle de la bonne société de la Régence et du règne de Louis XV. De tout temps le peuple a été si aliéné qu’il a longtemps porté seul le poids de la morale officielle. Que ce soit celle de l’Eglise ou celle des puritains de gauche. Il faut lire les articles de l’Humanité quand au milieu des années 1950, Dominique Aury / Pauline Réage sortit Histoire d’O. « Débauche bourgeoise », « mœurs décadentes », les prolos officiels du PC avaient la dent dure contre le plaisir bourgeois. Tant pis pour eux. J’imagine le rire sardonique de Roger Vailland, qui arrivait en retard aux réunions de cellule parce que, expliquait-il, il n’en finissait pas de fouetter une prostituée — un divertissement qui renforçait chaque fois son amour pour son épouse, Elisabeth…
Comme quoi le Camembert permet d’être communiste, dandy, entiché de mœurs XVIIIe siècle (Vailland a adapté les Liaisons pour Vadim), accessoirement drogué, surréaliste par la bande et alcoolique professionnel.
Des données contradictoires mais compatibles dans un seul et même homme, pourvu qu’il prête attention aux tranches fines de ses désirs…

Oui, évacuons toute culpabilité (légale et psychologique, l’une enfante l’autre) de la notion ou de la pratique de l’adultère. Non seulement il n’a rien de contre-nature, mais il est la nature. Si Silvia quitte Arlequin dans la Double inconstance, et si Arlequin finalement lui préfère Flaminia, il n’y a rien à leur reprocher : ils ont suivi leur pente naturelle.
Jean-Didier Vincent, éminent biologiste des passions, explique que si vous fournissez une ratte à un rat, dans une cage, il prend un petit quart d’heure pour l’honorer et la farcir de messages à haute teneur génétique. Puis il s’arrête : un scientifique de petite race penserait qu’il est fatigué — exemple-type d’une identification qui n’ose pas dire son nom, et d’un transfert animal / humain bien peu rationnelle. Mais, poursuit notre biologiste, fournissez-lui une ratte fraîche, et il recommence illico sa gymnastique. En fait, il n’était pas fatigué : il s’ennuyait.
Certes, nous ne sommes pas des rats ; nous avons greffé une culture sur notre hypothalamus, et nous contrôlons nos hormones avec Roméo et Juliette ou saint Ambroise. Mais le rat guette en nous, le rat s’impatiente, le rat se ronge les sangs, le rat pousse à la faute, crie, tempête, fait des scènes. Le rat ferait mieux d’aller voir s’il n’y a pas une ratte fraîche dans la rue. Ou chez le voisin.
D’ailleurs, la culture dont vous panachez os instincts vus fournit autant d’exemples d’inconstance que votre conscience en réclame. Un e excellente chose, la culture : elle légitime tous les débordements. Ne dites plus : « Eh oui, je t’ai trompée ! » — dites : « Je fais comme Goethe… »
Ou Maupassant. Ou Hugo. Ou Sand. Ou Colette. Ou…
Plus on se cultive, et plus on a le choix.

Quant à la vieille question de la reproduction et des enfants adultérins… Primo, les techniques de contraception et d’avortement rendent obsolètes les diktats de la société mâle : les femmes sont propriétaires de leur ventre. Secundo, depuis les années 1970, les enfants naturels (un adjectif significatif, n’est-ce pas…) ont les mêmes droits à l’héritage que les enfants légitimes : la succession de Picasso (1973) inaugura la question. Il n’y a guère que la présomption de paternité, au profit du seul enfant né de parents mariés, qui porte encore la trace de l’ancien code. On sait qu’aux Etats-Unis (les tests génétiques y sont autorisés alors qu’ils sont interdits à la vente en France), 30% des troisièmes enfants des couples sont d’un autre père que le père officiel. Et alors ? Aucune importance, le père est celui qui élève l’enfant. Une que je connais, comme dit Brantôme, tomba enceinte sans savoir si elle devait l’heureuse surprise à son mari ou à son amant — mais le mari seul éleva la petite fille, qui porte son nom et ressemble… à sa mère. Relisez ce petit chef d’œuvre qu’est le Pierre et Jean de Maupassant. Des deux frères, l’un est le fils du voisin — et qu’importe…

Le Camembert n’implique pas forcément une nuée de partenaires différents. Vous pouvez, avec votre cher et tendre, hanter les restaurants français, italiens, maghrébins, japonais ou thaïlandais, et fréquenter les gargotes lusitaniennes, et seulement ces dernières, avec un autre, parce qu’il est le seul parmi tous vos amis à aimer vraiment la bacalhau…
Maintenant, si vous fantasmez plutôt sur les banquets à la bonne franquette, rien ne doit vous empêcher de bouffer de la morue au Cap d’Agde…
Entendons-nous pourtant : le Camembert n’est pas incitation à la pornographie. Il est essentiellement une ascèse de la diversité. Il est exigence, au fond : ne pas se contenter de l’ordinaire — traquer l’extraordinaire. Chercher aussi en soi sa vérité. Sa nature. Tout le monde peut décréter que sa moitié est son tout : l’adultère doit être une possibilité, au même titre que le steak tartare, mais il n’est pas obligatoire. La liberté est liberté de faire et de ne pas faire, alors que la contrainte est interdiction de faire et obligation de ne pas faire.
Dans les Liaisons dangereuses, le Vicomte de Valmont se laisse aller à faire le bien, en secourant une famille qu’un huissier allait expulser. Et de soupçonner immédiatement les honnêtes gens de ne faire le bien que parc qu’ils y trouvent du plaisir (ce qui n’est pas faux). « Je serais tenté de croire qu’il y a vraiment du plaisir à faire du bien et qu’après tout ce que nous appelons les gens vertueux, n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous le dire, », dit-il. Mais c’est qu’il a l’habitude de ce que des gens vertueux nommaient alors le Mal (et nomment toujours ainsi, à force de penser le temps immobile, ils finissent par le rendre rétrograde). A l’inverse, les gens vertueux découvrent chaque jour que ce qu’ils croient être le Diable porte en soi tous les germes du bonheur — à commencer par cette amorce que l’on nomme plaisir. Rien de moins Camembert que de s’enfermer dans la litanie d’un rituel immuable. La souplesse d’esprit, de sensations, de connaissances, doit présider à l’expérience des femmes et hommes de bien que ces pages pourraient inspirer.

Le sexe n’est pas tout dans la vie

Nombre de couples acceptent que l’un ou l’autre se livre seul à des activités qui n’enchantent pas particulièrement l’autre. Qu’il s’agisse de petites bouffes entre filles (principe du tiers mâle exclu) ou de matches de foot (adrénaline testostéronée seule admise), la gestion intelligente du camembert doit permettre à chacun de continuer à cultiver son jardin, surtout quand il n’est pas porté sur les souvenirs de collégiennes des copines ou l’odeur des fumigènes et de la bière rotée.
Elargissez le principe : voici deux époux dans leur lit, chacun lisant un livre différent (variante : Madame lit un livre, Monsieur traîne sur le canapé, canette en main, face à OM-Leipzig). Quelqu’un a-t-il à redire au fait qu’ils ne se livrent pas à la même heure à la même activité ? Il faut être croyant comme on l’est dans un couvent pour se précipiter ensemble à genoux et prier le Seigneur toujours à la même heure. Les mouvements d’ensemble de la messe (à genoux !) ou à la mosquée (le front à terre !) n’ont d’autre objet que d’anéantir l’individu dans un collectif (église ou oumma, même sens — l’Assemblée) qui doit transcender les désirs personnels. La Règle définit une frontière que l’on ne saurait franchir.
Mais voilà : le Camembert est arrivé ! Le Camembert mystifie l’église et la mosquée ! Il démystifie la Règle ! Le Camembert est le vrai Mathematicum Principium de la liberté individuelle ! Si une majorité de nos concitoyens s’habille de la même manière, si quelques-uns, sur les marges, portent des nœuds papillons ou des tee-shirts détendus, des costumes Armani ou des jeans troués, si trop de gens adoptent, jour après jour, la même vêture, le Camembert vous permet de vous habiller et de vous déshabiller au gré de votre fantaisie. Parce que le Camembert est pluralisme, géométrie variable, fantaisie sans cesse renouvelée, aspiration au bonheur, ambition de l’extase, ascenseur vers le (septième) ciel ! Le Camembert est le seul paradis, le nirvana à la portée de toutes les consciences, l’apex de la conscience humaine ! Il est la révolution permanente !
En bouleversant nos habitudes, nous bouleverserons cette société bloquée sur des chimères. Faire croire que le bonheur se réduit à des achats, à des possessions, alors qu’il est enfanté par nos audaces, notre refus de la routine, notre recherche de la perfection…

Je dis perfection et je le prouve.
Retour au camembert politique et à notre soirée électorale. Tant que les derniers résultats ne sont pas tombés, le demi-cercle qui symbolise la future assemblée n’est pas parfait — susceptible de variations, parfois à la marge, parfois fondamentales. Le bonheur du partisan du groupe gagnant ne se résume pas à la victoire annoncée dès 20 heures de son parti. Il veut connaître le détail, savoir qui ralliera peut-être un jour la majorité, avec qui fomenter des alliances inédites, soupeser telle ou telle tendance fine. Il s’étonne qu’Untel ait rallié à lui tant d’électeurs (5,1% — passer la barre des 5% est en soi une réussite, et une surprise), ou qu’Unetelle se soit écrasée sans douceur… Il veut tout, tout connaître, tout saisir.
Que n’en fait-il pas autant dans sa vie personnelle, affective, sensorielle, culturelle ?
Le Camembert procède d’une connaissance intime de soi. Mais en même temps, il permet cette connaissance. On mange parce que l’on sait que c’est bon, mais on goûte en se demandant si c’est bon. Refuser de goûter, c’est retomber dans le caprice enfantin. « Mais enfin, goûte au moins ! » Quel parent n’a pas prononcé ces mots jupitériens ? Mais ce même parent a-t-il réalisé ce que pourrait en faire son enfant, s’il prenait ce conseil de bon sens au pied de la lettre tout au long de sa vie ?
Faire goûter à son enfant des produits variés, c’est lui fabriquer un palais. Un goût. Construire ses papilles pour les décennies à venir. Les goûts et les dégoûts doivent se construire dans l’enfance — trop de gens abonnent leurs enfants à la sempiternelle trinité nouilles au beurre / filet de dinde / petits suisses (variante : purée / francfort industrielle / flan). Ou, pire, McDo / Coca / Fried Chicken.
Ce n’est pas sérieux. Il faut l’initier à tout. Lui faire tout goûter de ce que mangent (et boivent) les adultes. Ne rien lui interdire qui peut accroître ses papilles.
Huîtres et escargots.

On dit un peu vite, comme si on le regrettait (et en tout cas en se méfiant) que l’adolescence est la période des expérimentations. J’espère bien ! Ados des deux ou trois sexes, n’écoutez pas les professeurs de désespoir qui vous enjoignent d’être sages, rangés — petits vieux. Essayez. Expérimentez. Construisez votre camembert : il se remplira de lui-même si vous êtes attentifs.

Compartimenter le sentiment

« Se laver les dents après la côte de bœuf », disions-nous plus haut.
L’intellectualisation du Camembert ne date pas d’hier.
« Sartre n’avait pas la vocation de la monogamie », dit plaisamment Beauvoir — qui ne l’avait pas davantage. Et de préciser :

« « Entre nous, m’expliquait-il en utilisant un vocabulaire qui lui était cher, il s’agit d’un amour nécessaire ; il convient que nous connaissions aussi des amours contingentes. » Nous étions d’une même espèce et notre entente durerait autant que nous : elle ne pouvait suppléer aux éphémères richesses des rencontres avec des êtres différents ; comment consentirions-nous, délibérément, à ignorer la gamme des étonnements, des regrets, des nostalgies, des plaisirs que nous étions capables de ressentir ? »

Beauvoir s’est ainsi offert, dès qu’elle fut enseignante, quelques jolies élèves, Bianca Lamblin ou Natalie Sorokine (dite Sarbakhane). Sans compter Olga Kosakiewicz, « l’invitée », et sa sœur Wanda, qui se partageait elle-même entre Sartre et Camus. Elle les rabattait ou non sur Sartre. Elle a eu en outre des liaisons passionnées avec tel élève (Jacques-Laurent Bost) ou tel secrétaire de Sartre (Claude Lanzmann), ou tel écrivain américain (Nelson Algren, l’auteur de l’Homme au bras d’or). Les unes et les autres, on le comprend aisément, avaient des agréments que Sartre ne pouvait fournir. Mais lui-même offrait au Castor des échanges avec lesquels personne ne pouvait rivaliser. Et il multipliait les contingences dans es bras de Dolorès Vanetti. L’un ou l’autre pouvait friser la passion pour tel amant de passage — des passages parfois fort longs, Beauvoir coucha avec Lanzmann pendant près de sept ans. Et après ? Il y a l’accessoire, et l’essentiel — mais un amateur de mode vous expliquera que tel accessoire peut être ponctuellement essentiel.
Camembert, Camembert, vous dis-je !

Mais tout le monde n’a pas la largeur de vue du couple de philosophes le plus célèbre de la scène intellectuelle française et peut-être même mondiale. Si votre partenaire est du genre à s’offrir les affres de la jalousie (qui, rappelons-le, est un sentiment ancré dans l’imaginaire bien plus que dans la réalité, voir le joli film de Chabrol sur le sujet — l’Enfer, 1994), veillez à compartimenter soigneusement les divers correspondants de vos divers désirs. Evitez les malentendus, les factures inopportunes, les témoins embarrassants. Rappelez-vous que le bénéficiaire de l’adultère doit toujours être l’Autre, celui dont vous partagez la vie et l’essentiel des désirs et des plaisirs. Il serait malséant de gâcher ce bel altruisme par quelque inconséquence.
D’ailleurs, il n’y pas de hasard. Si vous laissez traîner dans une poche la note du restaurant à viande que réprouve votre végétarien(ne) préféré(e), c’est que votre inconscient vous y a poussé(e). Vous ne voudriez tout de même pas vous laisser régir par un inconscient ? Rappelez-vous Corneille : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». Pour vivre pleinement vos désirs, restez maître de vous — en toutes circonstances.
De surcroît, cela évite les éjaculations précoces…

Désir masculin, désir féminin

On se rappelle les trois vers fameux de Vigny — c’est dans « la Colère de Samson » :

« La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome,
Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté. »

Vigny a peut-être songé, en les écrivant, à la fin de son aventure avec Marie Dorval. Peut-être était-il enclin de rancœur (il en était si plein qu’il refusa, à la mort de la comédienne en 1849, de co-financer son tombeau avec les autres Romantiques, qui mirent tous la main à la poche, de Dumas à Hugo : pour un ancien amant, c’est peu élégant). Mais en vérité je vous le dis, il est miraculeux, quand on y pense, qu’hommes et femmes parviennent à se reproduire, tant ils appartiennent à des espèces différentes.
Proposons une interprétation conforme à la théorie du Camembert. Vigny, tout au long de son œuvre, met en scène, lorsqu’il parle positivement des femmes, des figures maternelles ou maternantes, des déesses de la Fécondité plutôt que des grandes prêtresses de l’Amour, : et combien d’hommes recherchent de telles figures ? Pensez que Rousseau appelait sa première maîtresse, Mme de Warens, « Maman »…
Combien de femmes, symétriquement, recherchent un Père idéalisé, bien plus qu’un amant frénétique…
Quant à Pygmalion, il a les deux sexes. Et ses créatures — au sens propre du terme — sont fort nombreuses.

Reprenons l’exemple de Beauvoir : elle aimait la nature, elle adorait les marches dans des sites pittoresques et accidentés, deux spécialités que Sartre, passionné de bitume, fumeur de pipe invétéré, ne partagea jamais. Aurait-elle dû se mutiler et se résoudre à ne pas arpenter les calanques de Marseilleveyre durant l’année où elle enseigna à Marseille pendant que lui était au Havre ?
Seule ou accompagnée…
Car sur le Camembert se greffe une répartition des lieux aimés et indispensables. Imaginons : j’aime la Corse, côté montagne plus que côté plage, je me délecte de l’atmosphère marseillaise, empuantie de testostérone et d’ordures mal ramassées, j’adore Paris — par éclipses, tant cette ville n’est plus celle que j’ai connue —, et je fréquente assidûment les chemins de randonnée pyrénéens : autant de lieux incompatibles, auxquels je ne renoncerais qu’au risque de me mutiler, des lieux sur lesquels prédomine, chaque fois, une ombre aimée, amie ou amante. Au nom de quelle conception étriquée de la « fidélité » devrais-je exclure tel ou tel paysage de mon atlas mental ?
Qui a la vocation de la monogamie ?

« … chacun de son côté… »

On aura reconnu, dans le dernier vers de Vigny, l’épigraphe de Sodome et Gomorrhe : Proust est un merveilleux exemple de Camembert — son œuvre au moins. Particulièrement ses personnages féminins, Albertine ou Odette, toutes deux tentées par les amours saphiques, adeptes probables de la sodomie (« je préférerais encore me faire casser… » — dit Albertine, et le narrateur met un certain temps à compléter l’expression : « se faire casser le pot »), mais aussi (Odette au moins) en quête d’une légitimité d’épouse, de mère, et de grande bourgeoise.
Or, on ne peut pas en même temps, avec la même personne, faire des bébés, se comporter en courtisane expérimentée, et se laisser entraîner dans les buissons par des gourgandines averties — ou coucher avec Mme Verdurin, but that’s another story. Cela demande plusieurs intervenant(e)s qui ne se situent pas exactement dans les mêmes draps.
Le Camembert permet de cumuler les êtres et les espaces incompatibles. Nous ne sommes pas d’une pièce : nous sommes des puzzles dont il nous faut ordonner toutes les pièces, sous peine de laisser des béances qui feraient de nous des vides au lieu d’être des pleins. Ce que les mauvais physiciens appellent fidélité n’est que l’organisation du manque. Nous négligeons souvent des pans entiers de nous-mêmes, et la nature ayant horreur du vide, nous finissons par en rendre responsable la personne pour qui nous avons fait ces sacrifices, alors même qu’elle n’y peut rien, puisqu’elle ne peut assouvir tel ou tel aspect de votre nature.
Alors complétez le puzzle, afin de préserver l’essentiel, celle ou celui qui a gagné les érections — pardon, les élections.
Sinon, « les deux sexes mourront chacun de son côté ». Vous n’allez pas donner raison à ce vieux misogyne de Vigny, quand même !

Conclusion provisoire

Le Camembert est l’épreuve de la liberté, mais pas de l’anarchie. Il ne s’agit pas de semer à tout vent, de courir le guilledou, de draguer comme un fou. Il faut au contraire un esprit puissamment organisé.
Tout commence au fond par un Gnôthi seauton, connais-toi toi-même. Identifie tes envies, distingue-les de tes fantasmes, et explore cette zone grise, entre les deux, où tu peux t’aventurer afin d’explorer les plus infimes nuances du désir. La morale, la société, les « responsabilités » dont on nous accable ont laissé l’homme mutilé. Le Camembert vous permet de rentrer en possession de vos royaumes. Il fait de vous des souverains. Il fait de vous des dieux.
Et que je sache, aucun dieu ni aucune déesse n’a jamais consenti à s’amputer d’une part de ses désirs en s’engluant dans la fidélité et la popote. Soyez rois et reines d’un univers démesuré. Tout désir aspire à être assouvi. Sinon, il devient idée fixe, tumeur, douleur, et votre partenaire préféré fera les frais de votre inconséquence. Les abeilles butinent, c’est même ce qui les fait rentrer à la ruche. Les humains lutinent, c’est ce qui les fait revenir à la maison. Osez donc le papillonnage afin de rester fidèle. Osez le Camembert !


Viewing all articles
Browse latest Browse all 307

Latest Images

Trending Articles


Celleneuve - Isis Hammam


Quelle platine choisir?


Chargeur faucheux dyna 500/505


le flou dans l’art


[QGIS] Re: QGIS: Couper une polyligne ?


Jurisprudence Ohadata J-04-137 - Gabon


A rare copper-red Peony' vase, yuhuchunping, Ming dynasty, Hongwu period...


Transports Erick Thommerel ( 76 )


Deathstalker II - Duel of the Titans (1987) VO+STFR


In memoria : André Marie ZOURE


Eider Marine Sea Rover 590 - 5.000 EUR


Windows 7 Vision Quantum III [MULTI]


Dysgraphie : évaluation avec l'échelle BHK


SEQUENCE Les comptines GS


Camp de Treblinka


Modèle situation de travaux excel


Transport René Courtin Angers


NAFILA 23EME NUIT (EXTERIEUR)


Transformers (1984-1987) FR


Arrêté n° 2019-1223/GNC du 7 mai 2019 portant suppression de la régie de...





Latest Images